La main éducatrice de la pensée

Un certain samedi du mois de mai eut lieu à l’école Perceval une journée Portes Ouvertes. Le thème général était: La main éducatrice de la tête. Quatre grands axes permettaient d’explorer la richesse du thème et d’observer autrement ce que l’on fait, classe par classe, dans la pédagogie Steiner.

Ecole Perceval
Ecole Perceval

1. Appropriation de l’espace : Les rondes, la droite et la courbe, l’eurythmie, la géométrie, la géographie, les volumes, les corps platoniciens, la topographie, l’architecture, etc.

2. Technique et technologie : Le pain, les métiers, les travaux manuels et artistiques, couture, cro Rassembler ainsi dans un thème général la main et la tête a permis de montrer, de manière vivante, l’originalité de notre pédagogie. En effet, l’éducation est trop souvent considérée comme une action par laquelle on transmet du savoir. Si les activités de la tête ont leur place dans le travail pédagogique, nous ne négligeons pas non plus l’éducation du sentiment de l’esthétique, et l’éducation de la volonté qui se cultive en même temps que celle du savoir-faire manuel.

Il s’agit de rendre les concepts vivants : « Savoir doit devenir une force qui ne s’adresse plus seulement à la tête des enfants et des jeunes gens, mais éduque leur être tout  entier,  en  animant  leur  sentiment  et  leur volonté, et en agissant en profondeur jusque dans leur corps. Encore faut-il, pour cela, que le savoir s’élève au-delà de la connaissance habituelle qui ne s’adresse qu’à l’intellect. (…) Dans de nombreux domaines, la pensée n’est plus à la hauteur des problèmes que pose la vie.1″

Dans la conférence d’introduction, Raymond Burlotte nous a fait partager quelques éléments qui ont pu nourrir la réflexion au cours de cette journée. Nous en donnons librement ici quelques extraits; ils renvoient aux ouvrages cités en notes.

Trois notions fondamentales ont été traitées : celle de la polarité de la tête et de la main, une redéfinition de l’intelligence qui ne soit plus exclusivement issue de la tête, mais aussi de l’expérience de la vie, sans oublier les applications pratiques dans la pédagogie.

On peut observer que la station verticale et la bipédie sont, parmi d’autres, des caractéristiques majeures de l’humanité. Contrairement aux animaux qui, comme les singes, ont besoin des membres supérieurs pour se déplacer, l’homme a le loisir  d’utiliser  ses  bras  et  ses  mains  en  toute liberté. En ce sens, on peut dire que les bras et les mains sont exclusivement humains. L’étude du squelette montre la manière très subtile dont les bras sont attachés à la partie supérieure du corps leur permettant toutes possibilités d’ouverture. On voit la multitude de gestes que l’on peut faire avec les bras, qu’il s’agisse de gestes utilitaires, émotionnels ou artistiques. Le théâtre ou l’eurythmie, par exemple, en témoignent largement. Si le mouvement est bien dans la nature même des membres, la tête apparaît à l’opposé bien immobile. Des expériences ont montré qu’il existe une barrière hémoméningée (barrière physiologique) : si l’on injecte un liquide coloré dans le corps, il se répand partout sauf dans le cerveau.

Dans la tête on est comme enfermé dans une boîte et dans un sens isolé du monde.

 « Notre civilisation prépare les hommes de telle sorte qu’ils savent tout avec leur tête. Leurs idées reposent dans leur tête comme on se repose dans un lit. Et ces idées, elles dorment, parce qu’elles signifient simplement quelque chose. Telle idée signifie ceci, telle idée cela, et c’est tout. Nous portons nos idées stockées dans nos têtes comme autant de petites boîtes, et pour le reste, l’homme ne participe pas du tout à ces idées.

A l’école Waldorf,  quand  les enfants  ont  une idée, ils n’ont pas seulement  une  idée, ils la sentent, ils l’éprouvent à tout moment. Cette idée passe par tout leur être. Toute leur âme vit dans le sens de cette idée. L’idée n’est pas un simple concept, c’est une forme qui sculpte, qui modèle. Le lien entre les idées devient forme humaine, et finalement, cela passe jusque dans la volonté. L’enfant apprend aussi à faire ce qu’il apprend à penser.

Les pensées ne restent pas stockées d’un côté de l’enfant tandis que sa volonté s’agiterait de l’autre côté sous l’action des instincts. A l’école Waldorf, on ne considère pas l’être humain, comme une guêpe !  La  guêpe  est  le  symbole  de  l’homme moderne : tête et corps, rien au milieu.2″

Pour le célèbre naturaliste Buffon (1707 – 1788), le sens du toucher est le sens qui développe le discernement et rectifie les autres sens qui sans le toucher ne seraient qu’illusions. A ce point de vue, pour Buffon, le sens du toucher serait le sens intellectuel par excellence.

La main motrice comme la main sensorielle offre avec le cerveau d’étroites connexions. La partie du cortex qui commande aux mouvements de la main est plus étendue que celle qui préside à tous les mouvements du membre inférieur et de l’abdomen, celle du pouce est plus importante que l’aire du membre inférieur. Le paléontologue Jean Piveteau fait remarquer que :

 » La main et le cerveau soutiennent entre eux les rapports les plus étroits. Il n’est pas exagéré de dire, en une certaine mesure, que la main est un prolongement du cerveau.3″ 

L’homme a développé son intelligence quand il a commencé à domestiquer la nature grâce à son habileté manuelle.  » L’action conjuguée de la main et du cerveau en introduisant dans notre univers le  pouvoir  de réfléchir  et  de penser, a transformé sur terre la zone de la vie devenue humaine.  Le  phénomène  vital  est  devenu phénomène humain, réalité nouvelle qui change l’aspect du monde et la marche de l’évolution.4″

Ecole Perceval
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On voit comment une véritable éducation ne doit pas chercher à spécialiser l’enfant avant que son développement ne soit complet. Si les garçons aussi apprennent à tricoter, ce n’est pas une lubie.

Par cette activité se forme ce qui accroît considérablement la faculté de bien juger. De plus, la rencontre avec les différents matériaux, tissu, cuir, bois, cuivre requiert une intelligence spécifique qui ré-interroge chaque matériau. Dans ces activités manuelles  comme  en  d’autres  matières  de  la pédagogie Steiner, c’est la globalité des facultés de l’être humain en devenir qui est stimulée.

 » Lorsque l’être entier de l’enfant est concerné par l’éducation, l’intelligence se développe comme un fruit mûr et a moins besoin d’être entraînée artificiellement. Elle cesse alors d’être passive et desséchante pour devenir source d’initiative et d’imagination créatrice.5″

1 Ernst-Michael Kranich,  L’ENFANT EN DEVENIR, Fondements de la pédagogie Steiner,Triades, Paris, 2000, p. 163
2 Extrait d’une conférence de Rudolf Steiner sur la pédagogie, non traduite
3 Jean Piveteau, La main et l’hominisation, Masson, Paris, 1991, p. 23-24
4 Ibid. p. 102
5 Raymond Burlotte, La main est la meilleure éducatrice de la pensée, dans « Les Echos de Perceval“, Juillet 1992

Conférence de Raymond Burlotte donnée lors d’une journée « portes ouvertes » de l’école Perceval. Raymond Burlotte a été professeur de sciences dans des écoles Waldorf et est actuellement co-responsable de l’institut Rudolf Steiner pour la formation pédagogique (Chatou) et directeur des Éditions Triades.
Propos recueillis par  Joël Acremant. Joël Acremant a été restaurateur, chef de cuisine et professuer dans les écoles Steiner Waldorf et auteur de plusieurs ouvrages en particulier sur l’alimentation.
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS

Mis en ligne le 22 Décembre 2016

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